Ce que nous mangeons

Il n'y a pas si longtemps, en France, ce qui séparait nettement les plus pauvres du reste de la société, c'était la faim. Les plus pauvres souffraient de la faim et voilà avant tout ce qui les distinguait. Ils manquaient de nourriture pour leurs enfants et pour eux. La première de leurs revendications était toujours le pain.

Si ne pas manger à sa faim est une douleur, ne pas pouvoir nourrir ses enfants est une horreur. Il demeure bien ça et là des gens, des enfants pour qui la carence est une menace régulière, si ce n'est un fait constant, et ils ne doivent pas être oubliés. Mais, reconnaissons qu'un pays où la démarcation entre les riches et les pauvres n'est plus dessinée par la faim est un pays où la justice a progressé.

Nous mangeons tous. Reste à savoir quoi et si la qualité de ce que nous mangeons les uns et les autres ne dessine pas une nouvelle partition sociale. Car en ce cas, il nous faudrait maintenir la question de la nourriture parmi les thèmes centraux de notre lutte.

Aujourd'hui, c'est un fait, même avec les revenus les plus bas, on peut acheter à peu près ce qu'il faut de denrées alimentaires et manger à sa faim.

Comme les pauvres sont plus nombreux sur la planète aujourd'hui qu'ils ne l'ont jamais été dans toute l'Histoire, le commerce de la nourriture pour pauvres est devenu si profitable que des astuces pour faire correspondre une offre alimentaire avec les moyens les plus faibles sont trouvées tous les jours par le monde capitaliste marchand.

Mais la faim et la famine ainsi résolue, le problème suivant devient celui de la santé : quelle est la qualité des produits achetables avec de faibles revenus et quel impact sur la santé des plus pauvres ?

Pour décrire son offre, l'industrie alimentaire contemporaine emploie des noms très anciens : "poulet", "haricot", "bœuf", "veau"… mais les choses que ces mots sont chargés par elle de représenter sont en réalité des choses absolument nouvelles. Mais les verbes, eux, ont été changés car les conserver aurait paru trop absurde. L'industrie ne cultive ni n'élève : elle produit, et toute la différence vient de là.

Sachant par exemple qu'il faut disposer de 20 m2 de nature libre pour "ÉLEVER" correctement un poulet tandis que l'on peut "PRODUIRE" jusqu'à 15 poulets sur un seul m2, on comprend que le maintien obstiné du verbe "élever" pour décrire l'action exercée désormais sur les animaux de chair n'aurait eu aucun sens.

Ce que l'on aperçoit moins facilement, c'est que l'organisme vivant produit de cette manière, qui ne tient pas sur ses pattes, qui n'a pas de plumes, qui est nourri exclusivement d'aliments artificiels, n'a strictement rien à voir avec un "poulet". Il nous est vendu sous ce nom là, et comme il ne nous est pas vendu trop cher, nous en achetons souvent et en consommons beaucoup en nous disant, "tiens, mangeons encore du poulet aujourd'hui". Mais, il s'agit pourtant d'avaler la chair étrange d'un organisme tout à fait nouveau qui n'est appelé "poulet" que pour qu'il ne soit pas dit que nul ne sait encore exactement de quoi il s'agit et ce qu'il en coûte exactement de le manger. Ces choses sont tellement peu des poulets, que des machines ont été chargées d'ajouter à leur chair l'odeur et la couleur d'un poulet au moment de l'emballage.

Quel sera le résultat sur notre santé, sur celle de nos enfants, que nous mangions en quantité ces étranges créatures inventées par les sociétés de l'industrie alimentaire contemporaine pour nous nourrir en masse et à bon marché ? Nous l'ignorons encore.

Et ce qui vaut pour le mot "poulet", vaut pour les mots "bœuf", "blé", "carottes", vaut pour tout ce que nous avalons sous les noms de l'alimentation ancestrale, et qui est absolument nouveau, et qui aura des conséquences inconnues sur notre organisme et notre avenir.

Mais nous pouvons voir déjà deux choses qui doivent nous inciter de prendre des décisions dès maintenant :

Premièrement, nous constatons que beaucoup d'entre nous deviennent gras et aussi mous eux-mêmes que les "non-poulets" industriels qu'on leur sert et qu'ils mangent par dizaines tant il est agréable de n'avoir plus à souffrir de la faim quand on est pauvre.

Deuxièmement, nous constatons que tous ceux qui ont davantage de moyens que nous, recherchent systématiquement des produits différents de ceux par lesquels l'industrie nous nourrit : ils recherchent des produits dits "biologiques". Ils les nomment ainsi parce que le vocabulaire courant a été détourné comme on l'a dit, mais en vérité il ne s'agit que de ces choses naturelles qui, depuis toujours, portent les noms de "poulets", "blé", "bœuf", "œuf", etc. Les manières snobes de cette catégorie aisée de la population sont certainement exaspérantes et ridicules ; ils en font beaucoup trop avec leurs "bios" et ils nous soûlent. Mais, nous savons très bien comment cette classe sociale est soucieuse de sa santé, de sa préservation, de sa perpétuation. Si elle refuse à ce point de manger ce que nous mangeons tous les jours, cela doit nous alerter quant aux dangers que nous courons en le mangeant nous-mêmes.

En conséquence, premièrement nous devons refuser la nourriture qu'on nous propose au quotidien et ne plus risquer de devenir difformes, enflés, malades du cœur ou des artères. Nous ne souhaitons pas vivre avec la faim au ventre comme nos grands parents et nos ancêtres, mais nous ne voulons pas davantage que ce que nous mangeons nous fasse mourir.

Deuxièmement, nous allons nous aussi réclamer l’accès à une nourriture saine. Nous voulons la même nourriture que les riches, la même pour tout le monde. On s'en fout du bio, mais simplement, nous refusons que nous soit réservé ce qui n'est pas naturel ce qui n'est pas cultivé correctement, ce qui n'a pas été élevé dignement. Et nous ne le refuserons pas seulement pour nous, nous le refuserons pour tous. Plus personne ne doit manger ça. Nous allons faire la guerre à l'industrie alimentaire jusqu'à ce qu'elle nous entende.

Troisièmement, comme la nourriture que nous allons exigée désormais sera plus chère et que nous n'aurons pas les moyens d'en acheter autant qu'il nous en faudra, nous allons aussi cultiver et élever par nous-mêmes, collectivement, quartier par quartier. Ici, par exemple, nous allons récupérer les 5 hectares de ce parc et y installer une ferme à nous. Nous sommes suffisamment nombreux à être sans emploi pour que l'organisation d'une agriculture de quartier ne soit ni un problème ni une charge trop lourde pour quiconque.

Regardez juste là, derrière ce kiosque, la mairie est en train de transformer les anciennes toilettes du parc en une maison de gardien. Nous n'avons pas besoin de gardien ! Notre parc Gilbert-Vilers a toujours été ouvert et doit le rester. Par contre, nous avons besoin d'une ferme et il y a la place ici. Prenons cet équipement, transformons-le en une ferme et produisons nous-mêmes une partie au moins de la nourriture saine dont nous avons besoin pour vivre bien et longtemps et que nous ne sommes pas assez riches pour acheter chaque jour.

Et si quelqu'un nous dit que nous n'avons pas le droit, si l'on veut nous expliquer qu'on ne peut pas, qu'il ne faut pas, n'hésitons pas à répondre très gentiment : LA FERME !

Merci.